Un délitement par tous les bouts qui semble irrésistible

Les grandes manœuvres autour de la BCE ont commencé depuis que la Cour de Karlsruhe a entamé les hostilités en cueillant tout le monde à froid. Comment enrayer la dynamique de démantèlement de l’Europe qu’elle a brutalement accentué avec son ultimatum à trois mois ? La réponse n’est pas trouvée.

Les réactions à chaud recueillies par le Financial Times parmi les gouverneurs de la BCE n’en représentent pas une. Pour eux, il n’est pas question de répondre à l’injonction d’une Cour qui n’a pas la banque centrale sous sa juridiction. Le drapeau de l’étendard est levé, avec comme paradoxe que l’ennemi est celui qui a toujours été le plus ferme partisan de son indépendance et qui maintenant la bafoue… Pour se défausser, il serait question de confier à la Bundesbank le soin de répondre à la Cour. Ce qui impliquerait que Jens Weidmann défende la politique de la BCE avec laquelle il a de longue date pris ses distances.

Croire que cela suffirait  à éteindre le feu est ne pas comprendre les fondements de l’arrêt des juges de Karlsruhe. Sous des apparences anodines, la « proportionnalité » à laquelle ils se réfèrent est un concept de la loi fondamentale allemande. Dans le cas présent, il s’applique au rapport entre les 2.000 milliards d’euros d’achats de titres de la BCE et le très faible accroissement de l’inflation qui en est la justification officielle. Les juges mettent le doigt là où cela fait mal : les objectifs poursuivis par la BCE ne s’inscrivent pas dans le cadre de sa mission de stabilité des prix, ce qui est un secret de polichinelle. Démontrer le contraire va être très ardu, Angela Merkel va être appelée à la rescousse, mais elle n’y pourra pas grand-chose.

Les problèmes se télescopent, le contexte s’alourdit avec les prévisions économiques de la Commission qui annonce une récession sans précédent et prévient que « le danger d’une récession plus profonde et plus longue est bien réel ». Le plongeon est avéré, qu’en sera-t-il du rebond ? Les prévisions dans ce domaine sont trop optimistes pour être honnêtes et n’attendent qu’à être démenties par les faits. Tandis que la discussion sur la relance se poursuit, portant sur les modalités et l’ampleur des moyens qui vont être dégagés au niveau européen. Rien ne garantit à ce jour leur fin heureuse, car tout laisse présager une cote mal taillée qui sera saluée comme une grande avancée.

La Commission a averti qu’existent de « graves distorsions au sein du marché unique et des divergences économiques, financières et sociales enracinées entre les États membres de la zone euro qui pourraient à terme menacer la stabilité de l’union économique et monétaire ». Ces distorsions au sein du marché unique ne sont pas une petite affaire. Les règles communautaires concernant les aides publiques ont été assouplies afin de permettre aux États de sauver leurs fleurons économiques dans le besoin. Mais certains pays en ont plus les moyens financiers que d’autres, c’est le cas de l’Allemagne au premier chef, dont les aides représentent à ce jour plus d’un tiers des 1.900 milliards d’euros dépensés au sein de l’Union européenne au dernier pointage. Si, au sortir de la crise actuelle, cela ne représente pas une distorsion de fait de la concurrence, de quoi s’agit-il alors ? En guise d’avancée de la construction européenne, il va y avoir des vainqueurs et des perdants au sein du marché unique.

6 réponses sur “Un délitement par tous les bouts qui semble irrésistible”

  1. « Comment enrayer la dynamique de démantèlement de l’Europe qu’elle a brutalement accentué avec son ultimatum à trois mois ? »

    Tel que je le perçois, la dynamique lancée par l’arrêt de la cour de Karlsruhe est une dynamique de clarification – « Oui » ou « Non », soit monnaie unique fonctionnelle avec endettement commun, soit passage aux monnaies nationales – avec certes potentiel de démantèlement de la monnaie unique, mais pas nécessairement de l’UE, qui ne se limite pas à l’euro.

    Le marché unique avec les fameuses quatre libertés, ou encore le seul marché commun façon pré-Acte unique sans libre circulation des capitaux, la libre circulation des personnes, les programmes de coopération etc. pourraient ou non être démantelés en même temps que l’euro. A mon avis, tout ne le serait pas.

    Question politique, et autant je conçois qu’une dynamique d’éloignement est pensable – en cas d’accusations réciproques à-la-Trump des responsables politiques de chaque pays envers les autres supposés responsables de l’ « échec de l’euro » – autant les facteurs militant pour la poursuite des coopérations sont puissants. Il est très facile par exemple de remarquer que Suède, Danemark, Pologne et d’autres ne semblent pas tellement gênés de poursuivre les différentes coopérations européennes… sans s’être joints à l’euro.

    Le danger sans doute serait qu’un récit faux et démagogique s’impose en cas de passage aux monnaies nationales comme quoi au choix « les Allemands égoïstes et dominateurs » seraient coupables ou bien « les Latins incompétents et pique-assiettes » auraient rendu l’euro impossible. Le récit que je crois plus vrai comme quoi l’euro était une mauvaise idée dès le départ, ou encore que les pays ne voulaient pas vraiment d’une fédération donc ont tous reculé devant les conséquences politiques d’une monnaie unique, a l’inconvénient évident de distribuer les responsabilités très large… Accuser les étrangers, que ce soient les voisins du Nord ou du Sud, est plus facile.

    François Heisbourg écrivait déjà en 2013 dans « La fin du rêve européen » sa crainte qu’une dislocation désordonnée de l’euro ne mène à la naissance de nouvelles Dolchstoßlegende (« légende du coup de poignard dans le dos », en référence au mythe post-première guerre mondiale en Allemagne, utilisé par la suite de manière dévastatrice par Hitler) c’est-à-dire des fausses croyances dans tel et tel pays que ce serait le voisin qui serait responsable des souffrances subies. C’est un scénario, et si nous allons effectivement vers des monnaies nationales, il faudra prendre garde de très près au récit, qui devra être véridique (« C’était une mauvaise idée en fait », ou bien « Nous n’étions pas assez convaincus pour le faire marcher ») et non mensonger (« Les Zôtres sont coupables ! »)

  2. Inutile de revenir sur les graves défauts de construction de l’UE : monnaie unique avec taux de change et d’intérêt similaires appliqués à des économies différentes, imposition de la politique budgétaire allemande conduisant à la récession, dettes obligataires non garanties par la BCE avec open bar pour la spéculation, dogme de la sainte-concurrence y compris et surtout pour la fiscalité et la baisse du « coût » du travail, mépris souverain pour les peuples, absence de stratégie économique intégrée etc.
    Les tares sont tellement nombreuses que l’on peine à les énumérer toutes.

    Mais s’agit-il vraiment de tares ? Aux yeux du commun, indiscutablement. À ceux des classes dirigeantes, certainement pas. L’UE en tant que superstructure politique rajoutée aux parlements et gouvernements nationaux sert avant toute chose à imposer la contre-révolution néolibérale derrière le paravent légèrement rapiécé du c’est pas moi c’est l’Europe.

    Non seulement notre Assemblée Nationale vote où lui dit de voter le président de la République mais encore la majorité des textes adoptés ne sont-ils que des retranscriptions en droit français de textes européens. Difficile de faire plus éloigné de tout contrôle démocratique et c’est bien là l’intérêt justement ! Comme l’a récemment démontré la loi BlackRock des retraites passée à coups de 49.3 et qui correspond exactement à l’angle, exclusivement budgétaire, d’une Commission européenne pour qui vivre plus longtemps signifie travailler plus longtemps. Et ça n’est pas moi qui le dis mais la voix de son maitre, j’ai nommé France-Info :

    Réforme des retraites : l’UE encourage Macron, qui sera fragilisé en cas d’échec
    https://www.francetvinfo.fr/economie/retraite/reforme-des-retraites/reforme-des-retraites-l-ue-encourage-macron-qui-sera-fragilise-en-cas-d-echec_3731729.html

    Il n’y a donc aucune raison de changer une stratégie qui fonctionne si bien. À chaque nouvelle crise l’UE se caparaçonne encore plus de technocratisme au service d’une politique mortifère d’austérité. Celle-là même qui assure une emprise de plus en plus prégnante des Lemarché sur les nations et les peuples. Un état de fait qui ne changera pas d’un iota en cas de mutualisation des dettes. Simplement l’Allemagne y perdra-t-elle de sa domination, mais au final ceux qui détiennent la dette souveraine, souvent majoritairement de leur propre pays, garderont-ils le contrôle sur la non-politique économique intégrée (cf la sainte-concurrence) et sur la nécessité de poursuivre les réformes « courageuses », c’est-à-dire d’ubériser encore plus nos sociétés.

    Le côté rassurant des choses est que nous connaissons déjà la distribution des rôles, quoi qu’il advienne dans le proche futur. Si l’UE résiste, c’est-à-dire si les détenteurs de sa dette estiment qu’il vaut mieux perdre un peu avec sa mutualisation que tout avec l’hyperinflation qui risque de suivre l’explosion, ils se révèleront comme les gentils héros qui ont su mettre un mouchoir sur leurs divergences pour sauver un avenir en commun. Si à l’inverse l’Allemagne fait le choix de garder la haute main sur la politique monétaire, eh bien les méchants seront les peuples. Et peu importe lesquels : les Allemands égoïstes ou des Italiens qui décideraient de claquer la porte conviennent tout aussi bien.

  3. Donc votre principe est obsolète. Cela fait 60 ans que le  »gentlemen’s agrement’ entre états fonctionne comme contrainte libérale imposée par ‘la loi du nombre’. L’europe, on l’aime ou on la quitte, donc on la quitte et on en reconstruit une autre, qui soit une fédération d’Etats aux principes exigeants, ignorés du libéralisme qui est la loi du plus fort.

  4. La réponse à ma question sur le fil précédent mais sur le même sujet..
     » Qui sont les requérants de l’arrêt  » ?

    Martine Orange de Médiapart fournit la réponse dans son billet :
    https://www.mediapart.fr/journal/economie/050520/la-cour-supreme-allemande-desarme-la-bce

    …  » Le jugement de la Cour de Karlsruhe fait suite à une plainte de quelque 1 500 économistes, hommes d’affaires et citoyens, dont quelques-uns sont à l’origine de la création de l’AfD, qui militaient alors pour une sortie de l’Allemagne de l’euro, avant que ce parti ne vire totalement à l’extrême droite. Soutenus en coulisse par le président de la Bundesbank, Jens Weiderman qui s’est toujours opposé, parfois publiquement, à la politique de Mario Draghi, ces plaignants avaient déposé un recours devant la Cour constitutionnelle allemande dès que ce programme de rachat de titres lancé en 2015 avait été annoncé, estimant qu’il violait le principe de « non-financement des États » inscrit dans les traités européens.

    En 2018, la Cour de justice de l’Union européenne avait débouté les plaignants allemands, en jugeant que la politique de la BCE était « conforme aux traités européens ». « Le programme PSPP ne viole pas l’interdiction du financement monétaire, qui interdit d’accorder tout type de crédit à un État membre. La mise en œuvre de ce programme n’équivaut pas à l’acquisition d’obligations sur les marchés primaires et n’a pas pour effet de soustraire les États membres à l’incitation à conduire une politique budgétaire saine », indiquait alors la Cour de justice européenne.

    Même si la Cour de Karlsruhe a indiqué à de nombreuses reprises qu’elle se réservait le droit d’avoir sa propre interprétation, tous les observateurs s’attendaient à ce qu’elle confirme l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne sur la politique de la BCE, comme elle l’avait déjà fait dans le passé.

    La surprise a donc été totale. La réaction sur les marchés a été immédiate. L’euro a chuté, tombant à 1,08 dollar. Les obligations italiennes à dix ans, devenues la cible spéculative à chaque tension au sein de la zone euro, ont leur taux remonté à 1,87 %.  » …

    1. Financial Times  :
      Germany’s ECB critics toast courtroom success
      Martin Arnold in Frankfurt and Guy Chazan in Berlin

      The eclectic mix of businessmen, academics and politicians who five years ago launched a legal challenge against the European Central Bank’s bond-buying programme were in jubilant mood this week after their partial victory in Germany’s constitutional court. “I celebrated a little — I drank a Moscow Mule,” said Peter Gauweiler, a 70-year-old Eurosceptic lawyer and former politician, who has been waging a legal war against the EU and ECB for almost three decades. “I was surprised by how clear the ruling was.” The fact that their campaign appeared finally to pay off stunned some among the almost 2,000 plaintiffs. “We thought our complaint would be rejected, but in a reasoned way,” said Bernd Lucke, the 57-year-old founder and former leader of the rightwing Alternative for Germany (AfD) party and currently an economics professor at Hamburg University. “But [the court] has now told the German government and the Bundestag that it’s their duty to deal with this.” Recommended Brussels Briefing What next in Karlsruhe vs ECB? Germany’s highest court on Tuesday sent shockwaves through Europe’s legal and political system when it ruled that the ECB’s public sector bond purchases may be ultra vires, or unconstitutional. The judges in Karlsruhe, a prosperous town on the edge of the Black Forest in southern Germany, ordered the government and parliament in Berlin to ensure that the ECB carried out a “proportionality assessment” of bond-buying to ensure its “economic and fiscal policy effects” did not outweigh other policy objectives. The court told the Bundesbank, Germany’s central bank, to stop buying any more bonds if the ECB failed to comply within three months, a move that would seriously disrupt a central plank of eurozone monetary operations. By dismissing an earlier ruling in the ECB’s favour by the European Court of Justice, the German court has also opened the door to potential legal challenges against the EU from other countries, such as Poland and Hungary, whose authoritarian governments are already at odds with Brussels. To some, the plaintiffs behind this case against the ECB are firmly on the fringes of Germany’s political and economic debate. “They are mostly seen as people who may have a point about things not going very well in the eurozone but who have little to offer in terms of viable and constructive alternatives,” said Clemens Fuest, head of the Ifo Institute for Economic Research in Munich. “I do not think they want to bring back the Deutsche Mark, but they insist on a strict interpretation of the rules for the eurozone.” Wolfgang Schäuble, the speaker of Germany’s parliament, said in an interview with RND on Friday that while he had not always agreed with ECB decisions when he was finance minister, this week’s ruling created a “difficult” situation that “can’t please anyone”. “Independent institutions that aren’t democratically legitimated and controlled have to confine themselves to their mandate and shouldn’t interpret it too broadly,” said Mr Schäuble, one of Germany’s most influential politicians, adding: “So the ruling of the constitutional court is not so easy to refute.” “However, it’s also difficult when the German constitutional court can’t recognise a ruling of the ECJ as binding,” he said. “Now people in other EU member states may well call the existence of the euro into question, too – because every national constitutional court can judge for itself.” He added: “We must now do all the more politically to strengthen Europe.” However, others believe they have struck a vital blow to reassert Germany’s rights. “With this ruling, Karlsruhe made a clear distinction between national and European jurisdiction,” said Hans Michelbach, an MP and budgetary spokesman for the ruling CDU/CSU coalition and outspoken critic of the ECB. “The judges made clear that the mission of the ECB and the jurisdiction of the ECJ have their limits, which are set by the constitution.”

      The ECB’s legal opponents condemn the side-effects of its ultra-loose monetary policy, including German savers earning nothing on their deposits, property prices soaring and “zombie” companies being kept alive that would otherwise have collapsed. “If money costs nothing, it will lead to a mummification of the economy, and that throughout Europe,” said Patrick Adenauer, grandson of Germany’s first postwar chancellor. “Companies that should not be saved will be saved.” Mr Adenauer, 59, who runs a property company in Cologne with his brother, believes in free markets and is suspicious of public sector intervention, whether from Berlin or Brussels. “We are not Eurosceptics, we are convinced Europeans,” he said. “But we demand equal opportunities, not equal distribution.” Yet other prominent figures in the court case talk about fighting to stop Germany’s political power being eroded by Brussels and its wealth sucked into bailing out profligate southern European countries. “The European institutions spend money without the German government and parliament having the ability to authorise them,” said Heinrich Weiss, owner of his family metals firm SMS Group. “From now on the ECB has to justify the volume of its measures and the German government has a duty to monitor its activities,” he said.

      Like a number of people driving the case, Mr Weiss has links to AfD, having funded the party in its early years after it was created as a Eurosceptic “alternative” to Germany’s main parties by Mr Lucke. But that was before both men cut their ties to the party in 2015 when it was taken over by an anti-migrant faction. Mr Gauweiler, who once called the EU’s Maastricht treaty “a totalitarian dream” and dubbed the euro as “Esperanto money”, said the ECB could not stay above German law. “In Germany, for even the most basic building project you have to present the pros and cons,” he said. “But the ECB, where a lot more money is at stake, they don’t do that, just to underline their independence.” Asked whether they plan to bring a fresh challenge against the ECB’s recently launched €750bn pandemic emergency purchase programme (PEPP), which has shed many of the central bank’s self-imposed limits to counter a sell-off in eurozone debt markets, many in the group sound keen to keep fighting. “My feeling is that the PEPP is also not in line with the guidelines set out by Karlsruhe,” said Mr Lucke. “So it could be that the ECB governing council will have to change the framework of the programme. If the PEPP is carried out as the ECB envisages, it could turn out to be ultra vires again.” The PEPP is condemned as “an act of despair” from “a sovereign dictatorship” by Markus Kerber, a 64-year-old lawyer and public finance professor at the Technology University of Berlin, who co-authored a successful legal challenge against the EU’s Lisbon treaty in 2008. “It is an all-out war that no longer has anything to do with the ECB’s mandate of price stability,” said Mr Kerber, adding that he is likely to consider a new challenge against the ECB’s latest actions once the outcome of the latest case is resolved.

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